Par Sayed Hasan
« C’est
le terrorisme qui menace les libertés aujourd’hui. Ce n’est pas l’état d’urgence.
Je le répète : l’état d’urgence ne signifie pas l’abandon de l’Etat de
droit. Nous combattons le terrorisme, et nous le vaincrons, avec les armes de
la République, de la démocratie, avec la force de nos valeurs, de nos principes
républicains et de nos principes de droit. » Ainsi s’exprimait le
Ministre-Bonimenteur Bernard Cazeneuve le 2 décembre 2015 avant d’annoncer les
résultats des « mesures exceptionnelles » permises par l’état d’urgence,
en se gardant bien de préciser, pour les quelques 10% de perquisitions qui auraient
débouché sur des saisies, interpellations et/ou actions en justice, combien d’entre
elles étaient effectivement liées au terrorisme.
Il a
été révélé depuis que la quasi-totalité des saisies et inculpations concernaient
des délits et crimes tout autres que la planification d’actes de terreur et/ou
l’ « islamisme radical » – trafic de stupéfiants, banditisme,
etc., et à ce jour, malgré les milliers de domiciles saccagés, les lieux de
culte profanés et surtout toutes les vies innocentes traumatisées voire brisées, aucun
« terroriste » n’a été arrêté, aucune « cellule » n’a été
démantelée. Un échec retentissant en somme, du moins si l’on considère qu’il s’agit
bien, avant tout, de lutte contre le terrorisme, ce qui demande tout de même une
forte dose de crédulité.
En
1990, dans son roman Le Bouclage, Vladimir Volkoff[1] décrivait
déjà de telles méthodes : imposer à tout un quartier « sensible »
un état de siège, interner et ficher sa population et y perquisitionner
tous les domiciles de fond en comble, au prétexte d’un attentat terroriste imminent
qui sera « héroïquement » déjoué par l’élimination d’une organisation
criminelle qui était sous étroite surveillance de longue date, mais dont la
localisation et la neutralisation constitueront rétroactivement le prétexte
officiel à toute l’opération. Ce qui permettra d’incarcérer quelques
délinquants insaisissables jusque-là par les voies légales, et surtout d’intimer
à l’ensemble de la population la vénération requise pour la Nation, l’ordre et
la sécurité. Une machination ignoble dont l’auteur, anticommuniste et
islamophobe viscéral, thuriféraire de l’impérialisme américain, partisan à
demi-mot de la torture, ouvertement monarchiste, se faisait du reste le
prosélyte, mais notre gouvernement actuel a manifestement vu plus large et
étendu ses mesures de Gestapo à l’ensemble du territoire, en plus de les avoir
établies pour une durée absolument insensée – et indéfiniment reconductible.
La lutte contre le terrorisme de Daech, auquel notre pays s’est
ouvertement allié en Syrie et avant cela en Libye, n’est manifestement qu’un prétexte pour
restreindre les libertés et intimer la terreur à la population, faire taire
toute voix « dissidente », toute revendication politique ou sociale.
Et bien sûr, les musulmans et descendants d’immigrés dans leur ensemble sont
une cible privilégiée, que ce soit afin de briser ce qui reste en eux de
culture « étrangère » ou de courtiser les électeurs du Front National. D’autant
plus que pour créer une « Union Sacrée », un ennemi commun peut faire
office de projet politique, et plus les actes et mesures seront spectaculaires,
moins il sera aisé à la masse de réfléchir et de pondérer. Toutes ces mesures constituent
évidemment une nouvelle tentative du gouvernement le plus discrédité de l’histoire
de la République de redorer son blason, légitimement et irrémédiablement terni,
mais à travers laquelle on peut percevoir – et c’est là le seul élément qui
peut nous rassurer – les spasmes convulsifs d’une agonie qui s’annonce
dévastatrice.
La
prétendue lutte contre le terrorisme est de toute évidence une effroyable imposture, éminemment absurde de surcroît, tant du point de vue
de ses postulats et principes – qui peut croire que toutes ces mesures puissent
dissuader ou même entraver en quoi que ce soit l’action de terroristes aguerris
et déterminés à mourir l’arme au poing – que de ses résultats. Mais quand bien
même elle aurait eu une quelconque efficacité et contribué ponctuellement à
protéger la vie de citoyens (au sens purement quantitatif, car on conçoit mal
une vie saine après la violence inouïe d’une perquisition, ou même dans la
crainte de celle-ci, puisqu’elle cible surtout des familles musulmanes
innocentes, des activistes politiques et syndicaux, etc. ; rappelons que
Winston Churchill déclarait que « Dans une démocratie, seul un livreur de
lait peut frapper à la porte avant l’aube. »), il serait du devoir de
toute personne attachée aux valeurs républicaines d’en dénoncer l’arbitraire et
de les combattre.
Si
terrible soit-elle, la perspective d’un attentat terroriste reste celle d’un
acte criminel perpétré par des particuliers, des forcenés, des fanatiques, qui
détruisent effectivement des vies humaines de manière atroce, mais constituent
une violence qui garde le statut d’accident au sein d’une société – par
opposition à une dérive structurelle. De tels actes ne sont pas commis
par des représentants de l’Etat, par la force publique, et sont à ce titre assimilables
à des actes de grand banditisme, avec leur lot de victimes innocentes, certes
collatérales, ce qui ne change pas fondamentalement les choses. Le terrorisme
ou le banditisme sont le fait d’individus qui se placent au-delà de toute
légalité et peuvent attenter à la vie de tout citoyen, mais en aucun cas
menacer la société dans son ensemble ou dans ses fondements : bien que les
criminels s’en affranchissent de fait et le bafouent, le droit n’en subsiste
pas moins pour le reste des citoyens et l’ensemble de la société. Mais lorsque
l’appareil étatique, qui, selon la fameuse définition de Max Weber, détient « le
monopole de la violence légitime », abolit lui-même l’Etat de droit et se rend coupable de
telles atteintes aux personnes, quels qu’en soit la raison ou plutôt le
prétexte, donnant à la violence arbitraire et illégitime force de loi, ce sont les
fondements même de la société démocratique qui sont mis à mal. L’Etat, qui n’a
été constitué que pour garantir la liberté, la sécurité et le bien-être des citoyens
(et selon la tradition philosophique occidentale, la liberté en est le but
suprême), devient l’instance même qui piétine les droits élémentaires de l’ensemble
des citoyens, sans aucune résistance possible, sans aucune voie de recours, ce
qui doit être considéré comme bien plus grave, bien plus dangereux que le 13
novembre, le 7 janvier ou même le 11 septembre. Quoi qu’en dise M. Cazeneuve,
si le terrorisme peut effectivement menacer nos vies, seul l’Etat peut constituer
une véritable menace pour nos libertés.
La maxime qui guide l’action
du gouvernement, et qui semble, tacitement ou explicitement, approuvée par l’ensemble
de la classe politique, des médias, et une bonne partie de la population, est
celle-ci : le bien le plus précieux de l’homme n’est pas la liberté, mais
la sécurité, et il serait tout à fait naturel et sain de sacrifier quelques
libertés pour plus de sécurité. Conception qui constitue très précisément un
certificat de décès pour les valeurs républicaines, et qui pourrait même nous amener
à nous demander, en faisant abstraction du caractère extrêmement marginal de la
Résistance française, s’il valait la peine de lutter contre l’Occupation nazie.
Comme le déclarait Benjamin Franklin, l’un des pères fondateurs des Etats-Unis,
« Ceux qui sont prêts à
renoncer à des libertés essentielles pour obtenir temporairement un peu de
sécurité ne méritent ni la liberté, ni la sécurité, [et finissent par perdre
les deux]. » Et comme nous l’avons vu, si les violations des libertés permises
par l’état d’urgence sont flagrantes et infâmes, confinant au totalitarisme, les
gains temporaires en fait de sécurité sont au mieux infimes, et, au pire et en
toute probabilité, négatifs, le fait de cibler toute une catégorie de citoyens
ne pouvant que nourrir les tensions, diviser davantage la société et donner
plus de crédit aux discours et actions extrémistes, et donc favoriser le
recrutement de Daech et autres organisations violentes. Même le syndicat de la magistrature avait dénoncé l'état d'urgence dans un communiqué inhabituellement véhément.
La
surenchère sécuritaire, le déni de droit et les mesures d’exception qui pèsent
sur l’ensemble des citoyens ne sauraient faire reculer la violence et l’extrémisme,
bien au contraire : de telles mesures les attisent et, tout en prétendant en
constituer le remède, elles en font insidieusement notre quotidien. Ce sont là
des vérités élémentaires, bien qu’elles soient étouffées par le matraquage
politique et médiatique ambiant. Goebbels lui-même le théorisait : « Si vous
proclamez un mensonge énorme et le martelez sans cesse, les gens finiront par y
croire. » Et il aurait ajouté : « Le mensonge peut être maintenu seulement
tant que l’Etat peut dissimuler les conséquences politiques, économiques et/ou
militaires du mensonge. Il devient donc d’une importance vitale pour l’Etat de
faire usage de tous ses pouvoirs pour réprimer toute dissidence, car la vérité
est l’ennemi mortel du mensonge, et donc par extension, la vérité est le plus
grand ennemi de l’Etat. » Notre gouvernement semble avoir bien compris cela, car
il envisage des mesures qui feraient de la France un Etat policier n’ayant rien à envier aux dictatures, en muselant la liberté d’expression et
d’information, en s’attaquant à la vie privée, et en inscrivant l’état d’urgence
dans la Constitution, afin de contrôler durablement et totalement l’ensemble de
la population – sans même parler de la déchéance de nationalité, qui bafoue l’idée
même d’égalité des droits et de justice. George Orwell, nous voilà.
Face à
cette violence implacable de l’Etat, que pouvons-nous, sinon faire usage des
libertés qui nous restent ? Ne pas y céder en principe, et, en acte, la
dénoncer autant que possible. Manifester notre solidarité à toutes les victimes
de ces mesures inadmissibles et indignes, ce qui est un devoir civique et
d’humanité. Ne jamais (plus) se compromettre en votant pour des individus ou
groupes qui ont cautionné ces mesures liberticides, afin que du moins, ils ne
puissent prétendre agir en notre nom.
En
dernière instance, rappelons ce propos d’Henry David Thoreau, théoricien de la
désobéissance civile : « Sous un gouvernement qui peut emprisonner
injustement n’importe quel citoyen, la seule place d’un homme juste est en
prison. »
Sayed Hasan
[1] Vladimir Volkoff, romancier francophone d’origine russe dont les
parents s’étaient exilés suite à la Révolution de 1917, agent du renseignement
français en Algérie, prix de l’Académie française en 1982 suite à un roman d’espionnage
antisoviétique, y avait notamment ces mots : « Et si on s’en moquait, du
tollé, comme les Israéliens en Palestine, Thatcher aux Malouines et Reagan à
Grenade ?... Le véritable ennemi du policier n’est plus le voyou ni
l’avocat du voyou mais le juge d’instruction… Ce pays aime qu’on lui fasse
une politique de droite avec une étiquette de gauche. » Le Bouclage,
Editions de Fallois, L’Age d’Homme, Lausanne, 1990, pp. 117, 199, 584. Citons
encore ce propos : « Les Français sont des cavaleurs, ils ont surtout
cavalé en 1940, beaucoup de leurs intellectuels ont léché pendant quarante ans
les bottes des communistes et les plus masos continuent avec l’Islam. » Le
Berkeley à cinq heures, Éditions de Fallois et L'Âge d'Homme, Paris et
Lausanne, 1994, p. 7. Il est surtout l’auteur d’une excellente série d’ouvrages
pour la jeunesse, les Langelot.