Conférence de presse de Maria Zakharova, porte-parole du Ministère russe des Affaires étrangères, Moscou, 12 avril 2018
Sur la situation en Syrie
La
situation en Syrie reste très tendue depuis une semaine. Parallèlement
au succès des efforts de médiation visant à régler la situation dans la
Ghouta orientale, qui ont permis de sauver des milliers de citoyens
syriens, on constate une intensification considérable des extrémistes
qui s'opposent à cette solution, et de leurs tuteurs, capables, comme la
pratique le démontre, de lancer des initiatives très radicales afin de
mettre en œuvre en Syrie leurs intérêts qui n'ont rien à voir avec les
aspirations réelles du peuple syrien.
On a
enregistré le 8 avril une reprise inattendue des bombardements du centre
de Damas, qui ont tué 8 personnes et blessé 40 civils. Les militaires
syriens ont été obligés de lancer l'assaut de la ville de Douma,
dernière localité de la Ghouta orientale encore sous le contrôle des
djihadistes. Les forces syriennes ont frappé sur les QG et les points
d'appui des groupes armés illégaux et ont réussi à pousser les
combattants hors des banlieues sud et est de la ville.
Un jour
après, le 7 avril, certains militants, liés visiblement aux fameux
Casques blancs, ont publié sur internet des messages indiquant que Douma
aurait subi une attaque chimique des forces gouvernementales qui aurait
tué, selon les premières données, des "milliers" de personnes. Un
chiffre un peu plus raisonnable a été annoncé par la suite. Les
matériaux diffusés par les sites d'opposition contenaient un grand
nombre de divergences concernant le lieu et l'heure de l'attaque
chimique présumée, sans parler du type de substance toxique utilisée.
Tout cela
n'a pourtant pas gêné les milieux politiques et les médias engagés de
l'Occident, qui se préparaient depuis longtemps à une telle provocation
(ou la préparaient eux-mêmes?) et avaient fait depuis fin février-début
mars beaucoup de déclarations "préventives" (nous les avons mentionnées
lors des conférences de presse précédentes). Aucun représentant de ces
milieux n'a demandé d'enquêter immédiatement sur cette situation, n'a
mis en doute la vidéo absurde des Casques blancs présentant des enfants
et des adultes qui s'arrosaient d'eau, ce qui constituerait selon ces
derniers une "preuve" de l'utilisation des "armes chimiques". Des
agences de presse prétendument respectées ont cru également à un autre
fake encore plus grossier montrant une bombe d'une demi-tonne sur un lit
soigneusement fait devant des fenêtres "cassées" ayant pourtant leurs
vitres intactes. Les opposants au pouvoir légitime syrien ont
unanimement demandé à la communauté internationale, et notamment aux
États-Unis, de s'ingérer pour punir le "régime" de Damas. Un scénario
classique.
On a
constaté au sommet - de la part des présidents américain et français -
la menace d'une réaction très ferme prévoyant le recours à la force
contre la Syrie. Je voudrais souligner que la menace d'utiliser la force
contre un pays membre de l'Onu est déjà une violation grossière de la
Charte de l'organisation. Je voudrais également rappeler que
l'ambassadrice américaine à l'Onu Nikki Haley y prend activement la
parole, ce qui confirme la légitimité de l'Organisation. Sur le fond de
tous ses propos, nous voudrions qu'on nous explique l'étendue de la
légitimité de la menace de la force contre un État souverain. Nous
n'évoquons même pas la lutte contre le terrorisme international et la
protection de la souveraineté de la Syrie.
Les
Occidentaux refusent obstinément d'écouter les arguments de la Russie
qui a appelé à une analyse critique des fake news, tout comme nos
informations indiquant que les militaires russes, notamment les médecins
et les experts en protection chimique, s'étaient rendus sur les lieux
de l'incident prétendu de Douma mais n'avaient trouvé aucune trace de
l'utilisation de ces armes ni aucune victime de cette attaque chimique
mythique.
Personne
n'a toujours expliqué à la communauté internationale les raisons qui
auraient pu pousser le Gouvernement syrien à utiliser les armes
chimiques si les combattants restants de Douma étaient déjà bloqués et
qu'on négociait les conditions de leur évacuation.
En même
temps, les principaux médias internationaux et les responsables des
capitales mondiales gardent silence sur la découverte d'une quantité
considérable de substances chimiques dans les dépôts des terroristes
dans la partie libérée de la Ghouta orientale, ce qui est un fait réel.
Ils ne dévoilent pas non plus le fait qu'on a enregistré depuis le début
de l'année quatre cas d'utilisation par les combattants d'armes
chimiques contre les positions des troupes gouvernementales près des
localités de Sroudj et d'Al-Mchaïrfa. Ces attaques ont fait plus de 100
blessés parmi les militaires syriens, qui ont été hospitalisés.
La Russie
se prononce pour l'organisation immédiate d'une enquête objective de
l'OIAC sur les accusations antisyriennes, qui restent toujours
infondées. Nous défendons résolument cette position au Conseil de
sécurité de l'Onu. Les militaires russes sont prêts à garantir les
conditions de travail des experts sur les lieux en coordination avec le
Gouvernement syrien.
La
situation en Syrie a encore été davantage déstabilisée par la frappe
aérienne d'Israël contre la base aérienne syrienne T-4, située à 70
kilomètres à l'ouest de Palmyre, dans la nuit du 9 avril. La frappe
contre T-4, ou sont stationnés les avions de combat qui participent aux
opérations contre Daech à l'est de la Syrie, a coïncidé avec la
recrudescence de l'activité des terroristes toujours présents dans la
région.
Washington
tient de nouveaux propos militaristes et brandit la menace d'une
escalade redoutable. Ses accusations ne concernent pas que Damas mais
ciblent également la Fédération de Russie, qui "protège le régime de
Damas et est donc responsable de ses crimes". Qui plus est, on entend
notamment cela de la bouche du Président américain Donald Trump dont
l'une des premières initiatives présidentielles était de lutter contre
les fake news, c'est-à-dire contre les informations qui ne veulent pas
informer mais désinformer. Compte tenu de la valeur réelle de ces fakes,
on ne comprend pas comment on peut adopter des décisions cruciales
concernant l'utilisation de la force contre un État souverain et menacer
de recours à la force sur l'arène internationale sans voir le paysage
réel des événements.
Nous
appelons tous les membres responsables de la communauté internationale à
réfléchir sérieusement aux conséquences éventuelles de ces accusations,
de ces menaces et surtout des actions planifiées. Personne n'a mandaté
les leaders occidentaux pour qu'ils soient les gendarmes du monde, pas
plus que leurs enquêteurs, procureurs ou bourreaux.
Notre
position est parfaitement claire et concrète. Nous ne voulons pas une
escalade mais ne soutiendrons pas ces accusations mensongères. Nous
espérons que nos partenaires feront preuve d'assez de bon sens pour
revenir dans la sphère du droit et résoudre conjointement les problèmes
existants comme le prévoit la Charte de l'Onu.
Sur les déclarations de Tony Blair concernant les activités du Royaume-Uni en Syrie
Nous avons
remarqué les déclarations de l'ex-premier ministre britannique Tony
Blair, qui est actuellement "consultant" et ambitionne de "revenir dans
la grande politique": il a appelé le gouvernement britannique à se
solidariser avec les USA et à lancer une nouvelle campagne militaire au
Moyen-Orient. Selon lui, le premier ministre n'a pas besoin de
l'approbation des membres du parlement pour frapper la Syrie.
Nous
sommes tous parfaitement au courant du "succès" et de l'"efficacité" de
l'autre aventure de Tony Blair dans cette région. Combien de fois les
représentants des milieux politiques mondiaux, les économistes, les
chefs d'organisations humanitaires et les simples citoyens ont évoqué
les conséquences provoquées par l'ouverture de cette "boîte de Pandore".
Les Britanniques eux-mêmes ont dû le reconnaître: en juillet 2016, la
commission britannique indépendante sous la direction de sir John
Chilcot, qui a enquêté pendant sept ans sur la participation du
Royaume-Uni à la campagne militaire en Irak, a annoncé ses conclusions:
l'invasion de l'Irak était une "terrible erreur", et la décision du
gouvernement de Tony Blair de s'impliquer dans cette aventure était
"hâtive" et "basée sur des informations erronées". Tony Blair lui-même a
reconnu que l'invasion de l'Irak avait été décidée "en s'appuyant sur
des renseignements erronés", et que les actions de la coalition
occidentale avaient contribué de facto à la naissance de Daech.
Aujourd'hui
encore nous cueillons les fruits de la guerre irakienne, l'une des plus
sanglantes et épuisantes aussi bien pour la région que pour les pays
qui avaient décidé d'intervenir pour "remettre de l'ordre". Je dis
"nous" intentionnellement. La Russie n'a pas participé à cette
intervention mais appelait ouvertement le monde à s'opposer à cette
invasion, en citant des faits. Malheureusement, la situation a évolué de
la manière que l'on connaît. Je répète que l'usage du terme "nous",
quand je dis que nous cueillons les fruits de la situation en Irak, y
compris nous en Russie, n'est pas un hasard. Le groupe terroriste Daech,
contre lequel se bat si vaillamment le monde occidental aujourd'hui,
est le fruit de leurs actions, ainsi que de la politique de force
maladroite, stupide et illégale vis-à-vis de l'Irak et des pays voisins.
C'est en
Irak que des centaines de milliers d'innocents ont été tués. C'est de ce
pays que les citoyens ont dû fuir en grand nombre à la recherche d'une
vie meilleure. C'est en Irak que les terroristes en tout genre et de
tout calibre ont perfectionné leurs techniques inhumaines d'intimidation
et d'assassinat de la population. C'est en Irak qu'on a cherché en vain
des armes chimiques, en revanche on a détruit toute l'infrastructure du
pays et les grands monuments du patrimoine culturel mondial. La
situation en Irak depuis 2003 est tellement catastrophique que les
commentaires sont inutiles.
Honnêtement,
à la place de Tony Blair, un autre politicien, après ce qu'il a fait,
aurait honte de sortir dans la rue. Or l'ancien premier ministre se
permet même d'exprimer ses idées sur de nouvelles aventures et sur la
nécessité de soutenir le recours à la force vis-à-vis d'un autre pays
dans la région. Pousser tous les rivaux dans une aventure vouée à
l'échec pour ensuite à nouveau faire parler de soi-même sur la scène
politique? C'est un bon engagement pour un avenir politique.
Sur la déclaration de l'Organisation mondiale de la Santé concernant l'"attaque chimique" à Douma
Mercredi
11 avril, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) a diffusé un
communiqué concernant l'"utilisation supposée de substances chimiques
toxiques à Douma". Il s'avère que la plupart des informations reçues par
l'organisation ont été fournies par les fameux Casques blancs et la
Société médicale américano-syrienne (SAMS).
Est-ce que
quelqu'un d'entre vous s'est demandé depuis: est-ce une guerre? Après
tout, tout a été fait pour que cette décision soit prise. Moins d'une
journée après, on découvre comment tout cela a été fabriqué.
Par un
étrange concours de circonstances, quand nous avons essayé de contacter
la direction de l'OMS, le directeur général Tedros Adhanom Ghebreyesus
et son adjoint Peter Salama, cité dans le communiqué, n'étaient pas
disponibles pour un commentaire et auraient même été absents de Genève.
Nous
avons seulement réussi à obtenir des collaborateurs de l'OMS des
"sources d'information" à partir desquelles la déclaration a été faite.
Sachant qu'ils n'ont réussi ni à nommer les fameux "partenaires du
secteur de la santé" se trouvant à Douma et ayant un accès direct aux
territoires et bâtiments concrets où des attaques chimiques auraient eu
lieu, ni à préciser à quels établissements médicaux s'étaient adressés
les prétendues 500 victimes, ni à dire qui comptait les prétendues
victimes, qui établissait les diagnostics et les causes du décès.
Bien que
les représentants de l'organisation nous aient affirmé que les "sources
de l'information méritaient la plus haute confiance" (nous connaissons
la valeur de ces sources), nous considérons la déclaration de l'OMS
comme une diffusion irresponsable d'informations infondées et sans
preuves poussant à de nouvelles actions agressives ceux qui souhaitent
attiser le conflit syrien.
Nous
appelons l'OMS à faire preuve d'une plus grande impartialité et à ne pas
s'appuyer sur des sources engagées et discréditées dans la préparation
de leurs rapports et déclarations, mais sur l'avis d'experts qui ne
formulent des conclusions appropriés qu'après un travail sérieux et
approfondi.
Sur le bus de journalistes russes attaqué en Syrie
Hier,
mercredi 11 avril à environ 18:00, un bus de journalistes russes a été
attaqué en Syrie. Un correspondant de la chaîne NTV, un cameraman de la
chaîne Rossiya 1 et un cameraman de la chaîne Zvezda ont été blessés.
Les
journalistes revenaient à Damas depuis la Ghouta orientale où ils
avaient réalisé un reportage sur l'établissement du contrôle de la ville
de Douma par les forces gouvernementales syriennes et sur le début du
travail des unités de la police militaire russe.
Selon le
Ministère russe de la Défense, l'aide médicale nécessaire a été apportée
aux blessés. Leur vie n'était et n'est pas menacée. Selon les dernières
informations, ils se sentent bien.
De tout
cœur nous leur souhaitons un prompt rétablissement et leur retour au
travail pour que nous puissions effectivement recevoir des informations
de Syrie de première main.
Autour de « l'affaire Skripal »
La
campagne médiatique - ou plutôt la guerre - déclenchée par les autorités
britanniques contre la Russie avec « l'affaire Skripal » n'est plus un
secret pour personne. Toutes les forces et tous les moyens
propagandistes ont été mis en œuvre. Je pense que nous n'avions pas vu
depuis longtemps dans le monde une campagne antirusse si manifestement
fabriquée de toutes pièces, de telle envergure et sans scrupule. Les
autorités britanniques bafouent les normes du droit international, les
principes et les lois de la diplomatie, les règles élémentaires de
l'éthique humaine.
Sur le
fond du silence éloquent des organes britanniques compétents sur
l'essence de l'affaire et de l'abondance de déclarations et de discours
politiques dirigés depuis le début contre la Russie, apparaissent de
nouvelles versions des faits, de nombreuses incohérences font surface,
des intox et des désinformations flagrantes que personne n'a l'intention
de réfuter au niveau des autorités britanniques. Au contraire, toute
cette vaste campagne propagandiste avec l'usage de tous les types de
médias s'inscrit parfaitement dans la stratégie antirusse du
Royaume-Uni. Les autorités de ce pays ont déployé littéralement une
campagne intentionnelle pour déformer la réalité. On comprend
parfaitement dans quel but. Si les organes publics et les médias,
notamment britanniques, cherchaient vraiment à comprendre les faits,
remettaient en question les détails étranges, analysaient les
incohérences dont déborde cette affaire, la certitude de la prétendue
implication de la Russie ne paraîtrait plus si évidente aux yeux du
public européen. Et tout le monde poserait à Londres la question qui
s'impose depuis longtemps: que s'est-il passé à Salisbury?
Jugez
vous-mêmes. Le 4 mars, l'ex-colonel du renseignement russe qui
travaillait pour les services britanniques et résidait au Royaume-Uni
depuis 2010, qui a purgé une partie de sa peine pour son crime en
Russie, délivré de notre plein gré au Royaume-Uni dans le cadre d'un
échange d'espions, et sa fille Ioulia, citoyenne russe, résidente
permanente de notre pays, ont été, nous dit-on, empoisonnés"en plein
jour" dans une ville britannique paisible où tous les voisins se
connaissent et remarquent tous les détails, qui n'est pas un centre
touristique ou lieu de pèlerinage fréquenté, par l'une des substances
chimiques neuro-paralytiques appartenant selon la classification
occidentale à la gamme "Novitchok". Depuis 2004, quand Sergueï Skripal a
été condamné pour haute trahison, ni en Russie ni après son échange au
Royaume-Uni, Moscou, à en juger par les accusations de Londres, n'aurait
pas trouvé de meilleure période pour de prétendues "représailles" qu'à
une semaine de la présidentielle et à trois mois de la Coupe du monde
2018.
Personne
n'a voulu prêter attention à ces faits. En revanche, la Russie a été
immédiatement accusée des faits. Les déclarations officielles sont
tombées à ce sujet bien avant le début de l'enquête. Bien évidemment,
Moscou en a été écarté depuis le début. Apparemment, ils ont tiré des
leçons de l'"affaire Litvinenko" quand la participation initiale de la
Russie à l'enquête avait créé des complications "inutiles" pour
l'enquête. Le 6 mars déjà, la chaîne BBC avait tracé des parallèles avec
cette affaire.
Dans le
reportage du 6 mars, le correspondant de la BBC Gordon Corera a tracé un
parallèle avec l'empoisonnement en 2006 au Royaume-Uni de l'ex-agent du
FSB Alexandre Litvinenko. Il y a une sérieuse nuance: à l'époque nous
avions au moins vu sa photo. Quant aux Skripal, jusqu'à présent (or cela
fait plus d'un mois) personne ne les a vus, il n'y a aucun moyen
d'établir un contact avec eux ni pour les médias ni pour les autorités
russes, bien que nous ayons envoyé plusieurs notes à Londres pour que
cette possibilité nous soit donnée.
Néanmoins,
évidemment, la Russie n'est pas restée à l'écart de la situation. Et si
Londres reste parfaitement sourd aux nombreuses requêtes de la Russie
sur l'"affaire Skripal" et ne veut pas nous laisser participer à
l'enquête, nous devons au moins prendre conscience de l'ampleur de
l'incohérence des déclarations et des appréciations des représentants
officiels, l'absurdité absolue des incohérences, l'abondance de fuites
absurdes. Même après une analyse superficielle des faits et des
conclusions, il ne fait aucun doute que tout cela est une provocation
planifiée et étrangement mise en œuvre, notamment du point de vue de la
logique et de la logistique, contre la Russie.
Cette
affaire a permis d'effectuer un test complet de la nouvelle stratégie de
guerre d'information basée sur les fake news incessants et les fuites
douteuses. Remarquez la pénurie de déclarations des organes officiels
chargés de l'enquête sur cet incident. On l'a souvent expliquée par le
caractère très confidentiel et secret de l'enquête sous prétexte qu'elle
était liée aux intérêts de "sécurité nationale". Mais pourquoi donc
alors les médias en tout genre et de tous les niveaux présentaient-ils
chaque jour de nouvelles versions des événements en citant des "sources
proches de l'enquête"? Son caractère n'est donc pas si fermé que cela…
Ou les collaborateurs des organes d'enquête britanniques ne
connaissent-ils pas le sens du secret d'État? A mon avis, ils savent
garder un secret. Les affaires précédentes ont montré que si des
informations étaient classifiées, elles l'étaient sérieusement et pour
longtemps. Nous avons donc toutes les raisons de reprendre notre
première supposition selon laquelle ces fuites ont un caractère
absolument prémédité. Qui plus est, personne n'a officiellement commenté
ces fuites dans les médias malgré leur nombre très important. Il s'agit
d'un autre trait caractéristique de cette affaire: le grand nombre de
fuites de la part des structures prétendument officielles dans le
contexte de l'absence totale de démentis par ces structures. Pourquoi
parlons-nous donc d'une approche tout à fait nouvelle? Parce que les
médias britanniques ont joué le rôle des services de presse des organes
publics de cet État. On pourrait l'expliquer par un certain manque de
professionnalisme, mais ce n'est pas du tout le cas. Nous savons tous
parfaitement comment les Britanniques savent travailler, notamment dans
le domaine médiatique. Nous avons constaté les déclarations claires et
émotionnelles de la Première Ministre Theresa May au Parlement, les
propos extravagants du Ministre des Affaires étrangères Boris Johnson, y
compris dans les médias. Mais où étaient les briefings et les
conférences de presse des représentants des organes d'enquête qui
auraient dû éclaircir un grand nombre d'incohérences et de fuites
apparues dans la presse? Il n'y en a pas eu car ils n'étaient pas
nécessaires. Il était tout simplement désavantageux pour Londres de
mettre les points sur les i - ainsi que tous les signes de ponctuation
dans cette phrase très compliquée.
Le nombre des versions de ces événements présentées par les médias britanniques est en effet impressionnant.
Le 5 mars,
le Salisbury Journal a indiqué que les services d'urgence soupçonnaient
un empoisonnement au fentanyl, une substance narcotique opioïde. Le
restaurant Zizzi où les Skripal avaient déjeuné a été ceinturé. Le
Telegraph a avancé une version similaire. Cet article a été plus tard
supprimé mais il est resté dans la mémoire cache de Google. Pourquoi
l'a-t-on supprimé? Quelles donnés fallait-il effacer d'urgence?
Le 6 mars,
on ne savait encore rien mais Boris Johnson a annoncé au Parlement de
manière préventive que son pays "réagirait fermement" à toute preuve de
l'implication de la Russie dans l'incident. La décision était donc déjà
prise, tout comme les accusations politiques.
Le 7 mars,
Mark Rowley, chef du département antiterroriste de Scotland Yard, a
annoncé que Sergueï et Ioulia Skripal avaient été empoisonnés par une
substance neurotoxique. La police n'a pas précisé de quelle substance
concrète il s'agissait.
Le Daily Star a publié le même jour un article indiquant que l'assassin avait injecté lui-même le poison.
Le 8 mars, Metro a supposé qu'on avait empoisonné la nourriture des Skripal.
Le 10
mars, on indiquait que l'empoisonnement aurait pu se passer dans le pub
Mill ou dans le restaurant Zizzi. On recommandait à ceux qui avaient
visité ces établissements le jour de l'empoisonnement de "laver leurs
vêtements". Ces recommandations ont été publiées sur le site du
gouvernement britannique. On parle là d'une contamination possible par
l'une des substances les plus dangereuses au monde, et les autorités
proposent de laver les vêtements six jours après l'incident!
Le Daily
Mail a cité le même jour une source haut placée indiquant
l'empoisonnement possible du bouquet de fleurs laissé par Sergueï
Skripal au cimetière.
Le 11
mars, le journal Express a présenté une nouvelle version des faits
concernant un "paquet empoisonné" délivré par un service logistique.
Le 12
mars, Theresa May a annoncé au Parlement que l'empoisonnement avait été
causé par une substance neurotoxique militaire de type Novitchok,
conçue, selon elle, en Russie. "Il est désormais clair que monsieur
Skripal et sa fille ont été empoisonnés par une substance neurotoxique
de combat d'un type conçu en Russie. Elle fait partie du groupe des
substances neurotoxiques connues comme Novitchok. Sur la base de
l'identification positive de cette substance… à Porton Down et en raison
du fait que la Russie a produit cette substance par le passé et a
toujours la possibilité de la produire de nouveau, ainsi qu'en tenant
compte de tous les assassinats précédents financés par l'État russe et
que, selon nos estimations, la Russie considère certains transfuges
comme une cible légitime d'assassinat, le gouvernement a conclu que la
Russie était très probablement responsable des actions visant Sergueï et
Ioulia Skripal… Ainsi, il n'existe que deux explications vraisemblables
aux événements du 4 mars à Salisbury: soit il s'agit d'une action
directe du Gouvernement russe contre notre pays, soit le Gouvernement
russe a perdu le contrôle de la prolifération d'une substance
neurotoxique très dangereuse qui est tombée entre les mains de tierces
personnes".
Le 13
mars, le Mail online a présenté une nouvelle version des faits selon
laquelle la substance toxique aurait été appliquée à la poignée de
l'automobile.
Le 14 mars, Theresa May a officiellement accusé la Russie d'avoir tenté d'assassiner les Skripal.
Jonathan
Allen, ambassadeur par intérim du Royaume-Uni auprès de l'Onu, a
également indiqué qu'il n'y avait pas d'autre alternative à la version
de la responsabilité russe dans l'empoisonnement de Sergueï Skripal et
de sa fille.
Le 15
mars, un article du Guardian a cité Boris Johnson affirmant que le
Gouvernement britannique avait des "preuves abondantes" de l'implication
de la Russie dans l'empoisonnement des Skripal. Il n'a toutefois
apporté aucune précision.
Le
Telegraph a publié le jour même un article qui citait des sources aux
sein des services secrets indiquant que la substance ayant empoisonné
Sergueï Skripal se trouvait dans la valise de sa fille. Selon le
quotidien, le paquet contenant une substance neurotoxique se trouvait
dans le bagage que Ioulia Skripal avait apporté à Salisbury depuis
Moscou. On a alors émis l'hypothèse de l'empoisonnement des vêtements,
du maquillage ou des cadeaux apportés par Ioulia.
Le 17
mars, Boris Johnson a annoncé à BBC que l'incident de Salisbury avait
été organisé personnellement par le Président russe Vladimir Poutine.
Le 18
mars, le Daily Star a perpétué les meilleures traditions de
science-fiction en supposant que les Skripal auraient pu être
empoisonnés par un drone. Le Guardian a souligné le même jour que la
substance toxique avait été dispersée à l'aide du système d'aération de
l'automobile de Skripal. Je voudrais souligner l'absence totale de
démentis de la part des structures publiques britanniques, des organes
d'État ou des enquêteurs.
Le 22
mars, la déclaration finale adoptée à l'issue du sommet de l'UE a
confirmé la solidarité de l'Union européenne et souligné l'absence
d'explication logique des événements à part celle de l'implication de la
Russie.
Le 28
mars, la police britannique a indiqué que les enquêteurs estimaient que
les Skripal étaient probablement entrés en contact avec le Novitchok
chez eux: la concentration la plus élevée de la substance toxique avait
été enregistrée sur la poignée de la porte d'entrée de la maison de
Sergueï Skripal.
Le 29
mars, la page Twitter officielle du Ministère britannique des Affaires
étrangères a accusé la Russie de disséminer de fausses informations en
créant de nombreuses versions et théories des événements de Salisbury
(c'est donc nous qui avons beaucoup de versions?!).
Le 1er
avril, le tabloïd The Sun a publié un article affirmant que la
substance toxique aurait pu être apportée dans un paquet de sarrasin ou
de laurier et d'épices que Ioulia Skripal n'avait pas pu prendre avant
son vol eu Royaume-Uni et avait demandé à une certaine amie qui devrait
se rendre à Londres avec son mari par un autre vol d'apporter. Il s'est
avéré plus tard qu'il s'agissait d'un poisson d'avril. Est-ce normal,
selon vous, de faire des blagues de ce genre dans cette situation? Ce
n'est pas du tout amusant.
Selon une autre version, le Novitchok aurait été appliqué à une plaquette publicitaire destinée aux Skripal.
Le 2
avril, un article du New York Times a cité certains "fonctionnaires" et
affirmé que l'application d'une substance toxique à la poignée d'une
porte (ils ont visiblement préféré cette version) était si "risquée et
audacieuse" qu'il s'agissait évidemment d'une affaire de
super-professionnels, c'est-à-dire des Russes… Et le fait qu'on ne
savait toujours pas si le Président russe Vladimir Poutine avait ou non
ordonné personnellement d'éliminer Sergueï Skripal s'expliquait par sa
capacité à "dissimuler les informations".
Le 8
avril, le Sunday Times a publié un article de Boris Johnson indiquant
que la Russie avait avancé 29 théories concernant l'empoisonnement des
Skripal. Le 4 avril, il a présenté sur Twitter les "justifications" si
attendues de la responsabilité de la Russie, accompagnant les fameuses
preuves "exhaustives" sous la forme de six images:
1. Le laboratoire de Porton Down a identifié la substance comme Novitchok;
2. La
Russie a étudié les moyens d'appliquer des substances neurotoxiques et
disposait d'un stock limité de Novitchok dans le cadre de ce programme;
3. La Russie avait un motif pour assassiner Sergueï Skripal.
La
chronologie des événements présentée sur la page Twitter officielle du
Ministre britannique des Affaires étrangères Boris Johnson est assez
curieuse. Des messages violents, grossiers et à la limite de
l'acceptable concernant la Russie et sa responsabilité dans l'affaire
Skripal s'entremêlaient avec des photos gentilles de Boris entouré de
gens sympathiques et souriants. Suivis par des monstres en masque
portant des moyens de protection chimique. Il s'agit d'une manipulation
évidente de l'opinion publique: la Russie "terrible" s'est ingérée dans
la vie paisible de l'Angleterre.
Cette
campagne d'information visant à discréditer la Russie demande
visiblement beaucoup d'efforts aux politiciens britanniques. On ne sait
pas s'ils n'ont plus assez d'arguments ou s'ils font face à une crise de
nerfs. Citons par exemple la querelle de Boris Johnson avec le leader
des travaillistes Jeremy Corbin, qui a accusé le Ministre d'induire en
erreur l'opinion publique britannique par son interprétation trop libre
des conclusions des experts de Porton Down. Boris Johnson a annoncé en
réponse que le chef du Parti travailliste "soutenait le Kremlin" et
"rendait sa propagande plus convaincante". Il est même allé plus loin en
considérant Jeremy Corbin comme un "idiot utile du Kremlin". Il l'a
fait pour qu'aucune force politique et aucun média du pays n'aient envie
d'appeler à la raison et de mener enfin une enquête normale. Si l'on
dit des choses de ce genre aux politiciens, de quelle manière de
communiquer avec les médias peut-on parler?
La thèse
principale de cette polyphonie médiatique réside dans le fait que la
position officielle britannique sur cette question n'exige aucune preuve
et qu'il faut tout simplement lui faire confiance. C'est exactement la
réponse des diplomates britanniques aux questions de leurs collègues
concernant la présentation des preuves. Ils regardent leurs
interlocuteurs dans les yeux et demandent: comment pouvez-vous ne pas
nous faire confiance?
Les
insinuations sur l'origine du Novitchok méritent une mention spéciale.
Comme nous l'avons déjà indiqué, Theresa May a pour la première fois
annoncé l'utilisation de cette substance concrète le 12 mars. Personne
n'a mis en doute cette affirmation depuis, malgré les nombreux appels
russes à éclaircir la situation ou au moins à débattre des informations
sur l'origine russe de la substance.
A suivre…
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